Le Filioque

Ce n’est pas la victoire, que nous voulons,
mais le retour de nos frères desquels nous souffrons d’être séparés.

Saint Grégoire le Théologien

La principale divergence dogmatique entre le catholicisme et l’orthodoxie reste l’incise occidentale au Symbole de foi commun, le fameux « filioque ». Là où le Symbole de Foi proclame « Je crois en l’Esprit Saint qui procède du Père » (cf Jn 15, 26), la tradition romaine ajoute : « qui procède du Père et du Fils ». Et depuis des décennies, les universitaires, tant occidentaux que russes, tournent en dérision les dogmatistes tenant de la lettre : et quoi, serait-ce à cause de cette broutille qu’ils se sont séparés ? Quelle broutille, en effet ! Qui plus est, on n’a rien enlevé, mais ajouté, et donc élargi, expliqué... Pourtant, il arrive que lorsqu’un propriétaire décide de surélever sa maison d’un étage, c’est tout le bâtiment qui s’écroule et devient inexploitable.

 Saint Photius de Constantinople écrivait : « Je vois en l’homme le mystère de la théologie »[1]. De la façon dont l’homme conçoit Dieu dépend l’idée qu’il a de lui-même (cf Gen 1, 26), et vice-versa. La compréhension du rapport entre le personnel et l’impersonnel, entre l’hypostase et l’essence est au cœur de la philosophie religieuse. Dans toutes les religions, Dieu se fait connaître comme Personne (Is 3, 14). La différence est ailleurs : cette personnalité de la Divinité n’est-elle pas simplement un masque jeté sur son essence impersonnelle ? Dans ce cas la Personnalité n’est rien de plus qu’un épisode, une vague dans un océan d’essence impersonnelle. Ou bien au contraire l’essence, la substance n’est qu’un support à une Personne qui la dépasse. Transposons ces modèles théologiques à la société : il apparaît clairement qu’il s’agit de justifier ou d’infirmer d’un point de vue philosophique le totalitarisme et la violence faite à l’homme.

Augustin écrivait déjà que la Trinité se compose de celui qui aime (amans) de celui qui est aimé (quod amatur) et de l’amour lui-même (amor)[2]. Mais dans ce cas, il n’y a plus que deux personnes-sujets. Et leur relation devient ainsi en quelque sorte une troisième personne en soi... D’un point de vue théologique, il y a là quelque lacune. Si l’Esprit Saint est la relation d’amour, il est réduit à l’état de fonction, il est privé d’hypostase, il cesse d’être une personne de la Trinité. Il s’agit bien d’une réduction de l’hypostase à un certain service social, ce que l’anthropologie contemporaine cherche à éviter par tous les moyens, ce qu’Herbert Marcuse appelait au XXe siècle « l’homme unidimensionnel ». Cette perception impersonnelle de l’homme est la conséquence directe du filioquisme. Chez Thomas d’Aquin, « le nom de la personne signifie la relation »[3]. Pour le théologien Moehler, de l’école de Tübingen, l’homme est « un être entièrement déterminé par les relations »[4]. Remarquons que ces mots, prononcés en 1830 font plus qu’écho à la célèbre thèse de Marx sur « l’essence de l’homme comme ensemble de relations sociales ». La diffusion des idées socialistes chez les saints catholiques (n’oublions pas Thomas More, le saint socialiste) ne doit rien au hasard : si l’homme est un noeud relationnel, il est bien naturel de se donner pour tâche de changer l’homme en changeant ses relations. Si la personne est une relation, le contraire est vrai aussi : les relations forment la personne. D’où la tentation du socialisme, la tentation du pouvoir : si les nôtres prennent le pouvoir, ils parviendront à mettre en place un nouveau système de relations, à éditer des lois régulant ces relations de façon à ce que nous puissions créer un homme nouveau. Le pouvoir civil doit former un nouveau tissu de relations sociales duquel se lèvera l’homme nouveau. La thèse de Marx, appliquée en URSS, est l’enfant légitime de Thomas d’Aquin. Tioutchev n’avait-il pas raison lorsqu’il écrivait : « Il ne nous est pas donné de prévoir comment notre mot se fera sentir ».

Dans le catholicisme, la substance divine impersonnelle a pris le pas sur la Personne vivante. V. Lossky avait donc pleinement le droit de dire qu’avec le filioque le Dieu des philosophes et des savants a pris la place du Dieu vivant[5]. Au lieu du Dieu personnel apparu à Abraham et David, Job et le Christ, c’est la substance impersonnelle et sans langage des philosophes qui s’impose. En enseignant des siècles durant la suprématie de la Divinité impersonnelle sur les Personnes divines, la théologie catholique a ainsi rendu la culture européenne vulnérable face à la propagande du panthéisme, a permis au paganisme de se positionner sur le même pied que le christianisme.

Il est juste, néanmoins, de noter que le catholicisme contemporain tente d’échapper aux traditions du thomisme : « L’originalité des cappadociens, suivant Karl Rahner, consiste à démontrer que en définitive, l'ontologie divine ne réside pas dans l'ousia mais dans l'Hypostase du Père, dans sa Personne divine »[6]. Bien plus, en 1982, la Commission internationale mixte de dialogue théologique entre l’Église catholique romaine et l’Église orthodoxe a publié un texte dans lequel les catholiques reconnaissaient la formule traditionnelle orthodoxe : « Nous pouvons dire ensemble que l’Esprit procède du Père comme de la seule source dans la Trinité ». Ce texte fut répété en 1996 dans la déclaration officielle publié sur ordre du Pape par le Conseil pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens[7]. On ne peut donc que s’étonner du courage et de l’ignorance avec laquelle les philocatholiques russes acceptent ou défendent un dogme auquel les catholiques eux-mêmes ont cessé de croire.

Pourtant, le réexamen de la théologie romaine arrive trop tard : le filioque a eu le temps de faire suffisamment de ravages. Dans ses conférences, Vladimir Lossky fait découler du filioque toutes les maladies de la société occidentale et toutes les particularités du catholicisme. Alexis Losev est tout aussi radical quand aux différences entre le catholicisme et l’orthodoxie : « J’insiste sur le fait qu’elles sont toutes fondées sur le filioque »[8]. Ainsi donc, au plus profond de toutes nos divergences avec l’Occident transparaît l’amoindrissement de l’action du Saint-Esprit.

Selon le diacre André KOURAEV

[1] Lettre à Amphiloque, 252 (PG CI, 1060a).

[2] De la Trinité, 8, 14.

[3] Thomas D’Aquin, Somme théologique 1, question 29, art. 4 et 1, question 40, article 2.

[4] In : J. RATZINGER. Introduction au christianisme. Bruxelles, 1988, p. 190.

[5] Vladimir LOSSKY. The procession of the Holy spirit in the orthodox theology. In: Eastern Churcher quarterly. Supplément “Concerning the Holy Spirit”, 1948, p. 46.

[6] Evêque Jean ZIZOULIAS, Vérité et relation. In : Besseda n°10, Paris, 1991, p. 31.

[7] Cf Les traditions grecque et latine sur la procession du Saint Esprit. In : Pages. Journal biblico-théologique de l’Institut Saint-André l’Apôtre, 1996, n°1, p. 145.

[8] A. LOSEV. Essais sur le symbolisme antique et la mythologie, p. 866.

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